Dysphorie

Publié le par Secteur PSY

(Par Callaghan)

 

 

Le bâtiment se dresse, grisâtre, au fond du grand espace indéfinissable et partagé entre pelouse et carrelage de roc mal ajusté. Un seul triste étage mais une largeur impressionnante - l'immensité du haut plafond que laisse deviner le singulier arrangement de la façade vitrée, devant laquelle des centaines d'yeux de pierre entravant le regard et la lumière. De part et d'autre de la cour, les familiers locaux où se dispense encore le savoir ; je scrute nerveusement les portes sur ma droite - tu pourrais en sortir, m'apercevoir. J'ai longtemps dans ma tête ressassé la possible rencontre partiellement fortuite, inventé d'infinies conversations dont l'incipit invariablement m'insatisfaisait - perpétuel mouvement des brouillons déchirés et jetés rageusement à l'autre bout de mon cerveau, de l'imagination fiévreuse aux synapses de l'inattention.

Déjà mes pas résonnent sur le sol de l'entrée ; la traversée à découvert a pris fin sans encombres et me laisse un rien rassuré aux portes automatiques de la bibliothèque. Sur ma droite à nouveau, s'ouvre la salle de lettres ; minuscule portique au contraste vertigineux avec l'immense salle à l'organisation, l'éclairage, le chuchotement de rigueur soviétique. De pupitre en pupitre je guette l'apparition soudaine d'une figure surgissant du passé - apaisante peine perdue ; autels vides, places assises, livre en main. Je retrouve l'habituel siège que je me plaisais à occuper lors de mes séances de travail solitaire, face aux rayonnages où quelques étudiants distraits feuillettent des ouvrages soustraits aux étagères lasses ; simple point de ce cercle de tables, téméraire recoin qui force le silence et la solennité des rares figures céans installées ; les yeux dans les yeux dans leurs notes, poussés par la curiosité intéressée du besogneux cherchant la preuve qu'il travaille bien avec plus d'ardeur. Où l'on mesure secrètement le sérieux de la tâche à l'épaisseur des tranches empilées sur le côté. Ce n'est pas sans moquerie que je reprends ma place - l'acteur de ces querelles sourdes saurait vite rejaillir.

La feuille posée devant moi sur le revêtement singulier de la table est toujours aussi blanche. Le livre est bien ouvert - erreur de repérage, chapitre déjà abordé ; le stylo empoigné qui esquisse quelques mots révèle qu'il n'est pas de la couleur souhaitée, rupture de cette hiérarchie chromatique arbitraire garante d'intellection. Il m'échappe alors et s'écrase sur le sol sur sa plume - ta démarche, ta voix, tu rentres dans l'édifice ; panique, fugace tachycardie, perle de sueur cinématographique sur le front - mon regard fixe trompé par les chimères qui transpirent des murs et des livres et de chacune de leurs pages : c'est bien une inconnue qui traverse le seuil et pénètre dans la salle pour aller s'asseoir à une place libre aperçue à distance. Le rythme de mon cœur lentement se régule alors que je jette un nouveau regard panoramique sur le lieu.

Et je la reconnais.

Partagé un bureau pendant trois courtes années puis perdu le contact. Un épisode enfoui qui se matérialise inopportunément - je replonge dans l'époque où je te côtoyais, impitoyable partenaire qui refusait son aide au cancre que j'étais ; le charme de nos échanges à demi-prononcés pour ne pas rompre la quiétude appliquée de la classe ; notre indiscrétion de polichinelle suite au premier rendez-vous ; et cette entremetteuse confidente bicéphale. Des heures et des lieux qui refont surface et débordent la digue soigneusement entretenue - le présent a soudain des années de retard. Un emportement neuf de l'imagination paralyse un instant ma raison - mon visage - mes membres tous ensemble alors qu'elle se redresse et croise mon regard ; je déchiffre dans le sien tour à tour emmêlés la surprise et la honte, la colère et la haine ; brusquement elle se lève et renverse sa chaise ; démarche rapide, impérieuse, autoritaire alors qu'elle s'approche et parcourt rapidement les quelques mètres qui nous séparent ; pris de panique je saisis comme je peux mes affaires éparses, jette au fond de ma serviette le livre et les stylos et trébuche en m'éloignant de l'imperturbable table où personne ne bouge ou ne remarque cette justicière lancée droit sur sa proie. En un instant je suis dehors, renversant au passage un jeune homme plein d'entrain, interloqué de se retrouver le nez dans le jardin qu'il venait sans doute cultiver. Le soleil, l'air frais - je demeure un moment, les muscles tendus, prêt à bondir derechef hors de portée de ce vivant souvenir ; et puis elle ne vient pas, peut-être a-t-elle abandonné la poursuite, ayant chassé l'intrus hors du panopticon dont il s'était lui-même exclus ; sur ces décisions-là on ne saurait revenir. Je jette un œil à travers les alcôves de la façade, elle trône paisiblement à la table qu'elle semblerait presque ne jamais avoir quitté.

Sur le chemin retour, bredouille de travail fait, je confirme le doute qui m'avait assailli - sur le sol gît encore le stylo gauchement échappé ; la gravure par tes soins apposée avant que de l'offrir rappelle qu'il m'appartient.

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